Franchir le fossé qui nous sépare

Franchir le fossé qui nous sépare

août 19, 2020 1 Par elizabethdhunter

J’écris ce billet depuis le Canada, en savourant les dernières gouttes de mon année sabbatique et en y retournant dans la pensée. Voir le monde d’un endroit nouveau et différent était pour moi le cœur du blog Vu d’ici. Dans mes expériences de vie à l’étranger, je compte un congé sabbatique familial à Berkeley (j’avais 13 ans), des programmes de coopération mondiale au Québec, au Brésil et au Bénin (dans la vingtaine) et cinq ans à Beyrouth (dans la trentaine). L’intégration dans ces communautés était magnétique, énergisante et extrêmement différente d’une expérience touristique typique.

C’est le sentiment de faire partie d’un riche tissu que l’on peut toucher de l’intérieur. À Sète, ce tissu comprenait nos voisins, le comité de parents du collège de mon fils , le groupe local de Sète en transition (en savoir plus ici), une coopérative alimentaire… Toucher le tissu, c’était comprendre le fonctionnement des trains et des bus, se disputer avec les compagnies de téléphone portable, trouver un plombier, etc. C’était aussi se rendre compte, en discutant avec l’aimable candidat à la mairie de Sète allié au Rassemblement national d’extrême droite et quelques semaines plus tard avec un charmant riziculteur biologique de Camargue, une région voisine, que les gens peuvent être profondément engagés en faveur du bien-être écologique  tout en gardant des attitudes profondément xénophobes, voire racistes, envers les nouveaux arrivants.

Pour moi, rien n’est plus fascinant que de comprendre les raisons pour lesquelles les gens pensent de manière différente que moi. Mais je devrais dire « essayer de comprendre », car comme l’explique Malcolm Gladwell dans son dernier livre, Talking to Strangers (j’ai écouté l’excellente version en livre audio), nous ne nous comprenons vraiment pas. Au moyen d’études de cas successives, du suicide de Sylvia Plath aux viols sur les campus universitaires, en passant par la chaîne de Ponzi Madoff, Gladwell décrit les façons à travers lesquelles les gens comprennent mal les actions des étrangers. 

L’histoire centrale, et très actuelle, concerne la brutalité policière et le cas de Sandra Bland, une femme noire de 28 ans qui a été arrêtée pour une infraction mineure au code de la route au Texas, emprisonnée après une altercation violente avec le policier et qui s’est pendue trois jours plus tard dans sa cellule. Gladwell s’efforce à expliquer que les histoires terribles et récurrentes de brutalité policière ne surviennent pas du racisme des individus, mais plutôt d’un système qui incite et encourage les agents de police à agir de cette manière. Le système forme les agents de manière à ce qu’ils  prennent de petites infractions routières comme prétexte pour arrêter les automobilistes, souvent en regardant ces étrangers à travers une lunette raciste, puis en abusant du pouvoir dans l’interaction qui suit.

Le meurtre de George Floyd et le mouvement « Black Lives Matter » qui a suivi pourraient illustrer le célèbre concept de  « point de bascule » de Gladwell dans la compréhension par le public de la brutalité policière: dans de récents sondages, 69 % des Américains déclarent que le meurtre de Floyd représente un problème plus large au sein des forces de l’ordre, contre 43 % dans un sondage de 2014 à la suite des meurtres de Michael Brown au Missouri et d’Eric Garnier à New York.

Une boucle de rétroaction semble se former entre le fait de vivre dans des bulles avec des personnes qui nous ressemblent et la polarisation vis-à-vis des autres. Les bulles polarisent, et la polarisation, à son tour, augmente notre méfiance envers « l’autre » et nous incite à se réfugier dans nos bulles. La politisation aiguë de la pandémie actuelle aux États-Unis n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Selon un sondage Pew de 2016 aux États-Unis, les Républicains qui ont peu ou pas d’amis démocrates ont deux fois plus de chances de juger négativement les Démocrates que les Républicains qui ont des amis démocrates. On peut supposer que l’inverse est également vrai.  D’un côté plus positif, alors que la polarisation augmente aux États-Unis et, dans une moindre mesure, au Canada, une étude portant sur neuf pays montre qu’elle diminue dans plusieurs autres pays de l’OCDE. Même aux États-Unis, des études telles que la « Perception Gap » montrent que les gens sont moins divisés qu’ils ne le pensent, la division étant renforcée par les médias traditionnels et sociaux avides de controverses. En France, la couverture médiatique des manifestations antigouvernementales de Gilets Jaunes, déclenchées par une proposition d’augmentation de la taxe sur l’essence, a principalement s a principalement profité aux voix les plus virulentes et aux arguments les moins nuancés.

Lorsque l’identité des personnes est liée à une étiquette politique, il devient extrêmement difficile de modifier leur compréhension de questions comme le changement climatique ou le contrôle des armes à feu, même face à des preuves scientifiques. Les recherches sur la communication scientifique indiquent que lorsque les membres ordinaires du public acquièrent plus de connaissances scientifiques, ils semblent se polariser davantage sur le plan culturel, et non moins. Les gens utilisent leurs capacités d’analyse pour renforcer les preuves qui soutiennent la position de leur groupe et pour rejeter les preuves qui la sapent. Pourquoi ? Il semblerait qu’adopter une position qui va à l’encontre des allégeances du groupe risque de briser les liens dont les personnes dépendent pour leur bien-être émotionnel et matériel. En revanche, le raisonnement motivé politiquement semble être minimisé par la curiosité scientifique, « [cette] soif d’imprévu, motivée par le plaisir anticipé de la surprise […] ».

Selon un blog de Scientific American, « quand le choix est possible, les personnes peu curieuses optent pour des preuves familières qui correspondent à ce qu’elles croient déjà ; les citoyens très curieux, en revanche, préfèrent explorer de nouvelles informations, même si cette information démontre l’erreur de la position de leur groupe. En consommant un régime plus riche en informations, les citoyens hautement curieux forment, comme on pourrait s’y attendre, des opinions moins unilatérales et donc moins polarisées ».

Source : blogs.scientificamerican.com/observations/why-smart-people-are-vulnerable-to-putting-tribe-before-truth/

Ainsi, trouver des moyens d’encourager la curiosité est une des voies vers la dépolarisation. Quoi d’autre ? Je suis loin d’être experte, mais il me semble que les expériences de « franchissement du fossé », où les gens apprennent à se connaître au lieu de se craindre, sont essentielles pour briser la boucle polarisation-bulles. Par exemple :

  • Des programmes de parrainage et de soutien des réfugiés et des immigrants par des groupes de citoyens (il y a quelques années, ma famille et un groupe d’amis ont parrainé une famille de réfugiés syriens à Montréal dans le cadre d’un programme comme celui-ci)
  • Des quartiers à revenus mixtes, y compris en offrant du soutien aux coopératives de logement à revenus multiples
  • Des projets journalistiques visant à encourager des conversations entre des personnes ayant des contextes et des points de vue très différents (comme l’émission de la BBC « Crossing the Divide« )
  • Échanges entre différents quartiers, villes, provinces (Alberta-Québec serait mon premier choix…) et pays (congés sabbatiques… !)
  • Des initiatives qui rendent « l’autre » et ses réalités plus présents dans notre vie quotidienne, comme celle de Stephanie Cook, directrice des services alimentaires de la Saskatchewan Health Authority, qui a introduit le concept autochtone de la roue de la médecine dans le jardin de guérison de son hôpital. Elle l’a fait en partenariat avec les communautés locales des Premières Nations et les aînés, en réponse au meurtre d’un Autochtone nommé Colton Boushie.

Je sais que, malgré un fort penchant pour la curiosité, je ne suis pas à l’abri d’une interprétation des informations selon mes croyances existantes et que j’apprécie moi aussi la bulle de confort des personnes qui partagent mes idées. Mais chaque fois que je tends la main au-delà d’un fossé, je trouve des liens et des parallèles surprenants. La conclusion de Gladwell dans Talking to Strangers est que nous devrions aborder les étrangers avec prudence et humilité – et, j’ajouterais, avec une profonde curiosité.