La vie bien reliée
Xavier travaille dans une usine de papier à cigarettes au cœur de la belle région de l’Ariège, à quelques kilomètres de son village, le charmant Soueix-Rogalle. Mais chaque jour où il ne travaille pas, il se lève à 4 heures du matin pour aller dans les montagnes majestueuses des Pyrénées. Photographe de nature amateur, il charge dans son sac à dos son appareil photo, son télescope et son trépied, ainsi qu’une demi-miche de pain de campagne, un morceau de fromage de brebis et une gourde de café.
Vingt minutes de route en épingle à cheveux après avoir quitté sa maison, il gare sa voiture sur le bord du chemin et se met en route à la lumière d’une lampe de poche. Il emprunte les sentiers étroits jusqu’à ce qu’il trouve un endroit avec une bonne vue sur la vallée et s’installe pour attendre le levé du jour. C’est le meilleur moment pour repérer les isards, les sangliers, les ours et les oiseaux.
Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois l’automne dernier, Xavier envisageait de créer un service de visites guidées qui lui permettrait de passer plus de temps dans les collines, réduisant ainsi ses heures de travail à l’usine. J’ai proposé d’être cobaye pour ce projet et lorsque nous sommes retournés en Ariège en février, il a guidé notre famille durant une merveilleuse petite randonnée dans cette nature d’une beauté extraordinaire. Mais il m’a expliqué qu’il avait abandonné son projet de visites guidées. « Je me suis rendu compte que ce que j’aime vraiment, c’est être seul dans la nature. Je suis bien là-haut. Je deviens un meilleur photographe j’apprends de plus en plus sur les animaux et les plantes. C’est tout simple. »
« Il y a peu de gens qui sont prêts à faire l’expérience des rigueurs qu’exige l’observation de la nature. » ajoute Xavier. « Beaucoup hésitent à partir tôt le matin ou considèrent le temps passé dans les collines comme un marathon ou comme une action de plus à cocher sur leur liste de réalisations ». Je dois admettre que notre heure de départ à nous était 7 heures du matin, et non 4 heures…
Il y a quelques années, j’ai fait un « solo nature » de quatre jours dans les magnifiques montagnes près de Crestone, Colorado. J’ai réalisé avec étonnement que je n’avais presque jamais passé de temps seule dans la nature. Malgré de nombreuses expériences de camping, de randonnées, de ski de fond et de canoë, j’avais rarement été seule, et certainement jamais pendant plusieurs jours. Cela a constitué une expérience d’humilité et vulnurabilité, purifiante et mémorable.
Bien sûr, nous n’avons pas besoin d’être des ermites dans les bois pour vivre un lien avec la nature. Mais vivre et travailler dans des appartements et des bureaux urbains, qu’il s’agisse de sous-sols exigus ou de tours de luxe, avec Netflix et Youtube comme principaux loisirs, peut mettre des barrières importantes à ce lien. Il est pourtant possible de les faire tomber. De nombreuses recherches démontrent que la connexion et les expériences dans la nature, y compris dans les parcs urbains et les rues boisées, ont des effets bénéfiques importants sur la santé mentale et physique des humains. Les centres d’écologie urbaine de Milwaukee constituent l’un des exemples les plus inspirants que j’ai vus de la promotion de la nature tout en augmentant le bien-être de la communauté. Leur équipe comprend mes chers amis Beth Heller et Ken Leinbach.
Lors de l’excellent séminaire Se relier dans la nature de la Chaire UNESCO Alimentations du mondes à Montpellier en février dernier, j’ai découvert plusieurs penseurs qui m’ont éclairée sur cette question : des vidéos de toutes les présentations sont disponibles ici.
Selon Alessandro Pignocchi, chercheur en cognition et philosophie devenu auteur de bandes dessinées, pour sortir de la crise écologique, il nous faut radicalement revoir notre relation avec la nature. Cela impliquerait, dit-il, une confrontation avec l’État actuel et ses structures, et la création de nouvelles structures telles que celles vécues à la zone d’expérimentation de vie en société non marchande de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes au nord de Nantes, créée par des opposants à un projet d’aéroport.
La notion de Nature-objet, qui est une autre façon de parler de la distinction entre Nature et Culture, désigne le mode de relation privilégié par l’Occident moderne avec les plantes, les animaux, les écosystèmes et les non-humains en général : la relation de sujet à objet. Les seuls sujets sont les humains, et tous les non-humains sont des objets qui n’acquièrent leur valeur qu’en vertu des services qu’ils rendent aux humains. La notion de service écologique, si importante y compris dans des discours prétendument écologistes, est symptomatique de ce mode de relation.
L’opposé de la relation de sujet à objet est la relation de sujet à sujet, où l’on attribue à l’autre un statut de sujet et donc une forme d’intériorité, où l’on tient compte de ses intérêts, de sa situation, de son point de vue, de son existence en tant que créature vivante. C’est le mode de relation que l’on a généralement avec son animal domestique, que beaucoup de petits éleveurs entretiennent avec leurs bêtes.
Zad, nature, culture et recomposition des mondes
C’est une idée puissante – bien que je ne sois pas sûre qu’elle soit si binaire. Il me semble que nous pouvons utiliser des outils comme les services écosystémiques et la tarification du carbone, tout en cultivant un certain rapport de sujet à sujet avec la nature.
Cela me rappelle des enquêtes sur l’attitude et la perception du public à l’égard de l’alimentation, dans lesquelles les auteurs ont déploré le fait que de nombreuses personnes considéraient que l’alimentation locale était meilleure pour l’environnement et que les notions de « local » et « durable » étaient utilisées de manière interchangeable. Il est entièrement vrai que si notre définition de « l’environnement » se limite aux émissions de carbone, les produits locaux n’ont souvent pas une empreinte plus faible : les méthodes de production (utilisation d’engrais et de pesticides), le type de transport, les économies d’échelle et le degré de mécanisation et de transformation entrent tous en ligne de compte. Mais du point de vue de la construction d’une relation de sujet à sujet avec la nature et les autres humains, les échanges directs sur les marchés de producteurs ou avec un projet d’Agriculture soutenue par la communauté (AMAP, en France) stimulent un lien social et une compréhension de la nature, en offrant une perspective sur les sources des denrées alimentaires et une richesse d’échanges, que l’achat de produits dans les supermarchés et les fast-foods ne permet généralement pas.
Dans son livre Les combats pour la nature, Valérie Chansigaud (une autre conférencière au séminaire Se relier dans la nature) trace l’historique de ces combats et leur relation avec le « progrès » social. Elle insiste sur le fait que l’enjeu de la protection de la nature est avant tout politique et ne peut (ou en tout cas, ne devrait pas) être dissocié des questions sociales, économiques et culturelles, se référant non seulement à des écrivains influents (Rousseau, Reclus, Malthus, Veblen), mais aussi à des cas de combats environnementaux comme le drame japonais de Minamata quand une usine a contaminé les pêcheurs du village au mercure organique. Le cas de Minamata fournit un exemple du rôle essentiel des médias, artistes, médecins et grandes ONGs dans « la transformation des luttes qui sont divisées, localisées et faiblement audibles en mouvements nettement plus globaux et plus efficaces ».
De la même manière impressionnante que nous sommes devenus une communauté internationale dans la recherche de traitements et de compréhension du COVID-19, nous sommes appelés à réorganiser complètement notre façon de vivre et de travailler et à redéfinir nos relations entre nous et avec la nature, face à l’urgence climatique. Ici en France, le premier discours du président Macron en réaction à la crise du Corona a été articulé autour de l’idée que « nous sommes en guerre », vraisemblablement contre le virus. Heureusement, ses discours ultérieurs se sont orientés vers l’expression de l’humilité face à l’incertitude et à la nécessité de prendre soin des plus vulnérables. Car comme l’explique le juriste et bibliothécaire Lionel Maurel, « notre ennemi n’est pas le virus mais le système de production qui a besoin pour fonctionner que les non-humains soient réduits à l’état d’objets et de ressources ».Comment alors faire face au futur ? La feuille de route n’est pas évidente, mais pour moi, il est clair que notre boussole devra comporter les triples liens dont parle si bien Abdenour Bidar dans son texte « Avant le coronavirus, nous étions déjà enfermés mais nous ne le savions pas » : le lien à soi, le lien à l’autre, le lien à la nature — ce qu’il appelle « la vie bien reliée » :
Quel sera ce nouveau paradigme ? Quelle peut être son idée de base, simple, dont le sens, l’intérêt seront immédiatement compréhensibles par tous ? Qui que nous soyons, où que nous vivions sur la planète, une même évidence et une même souffrance nous sautent aux yeux : nous avons rompu nos liens nourriciers, notre lien de proximité et de respect à la Mère Nature, notre lien de solidarité et de compassion aux autres à force de trop d’individualisme, et jusqu’à notre lien à nous-mêmes dans des vies absurdes ou superficielles. Voilà le dénominateur commun de toutes nos crises : la souffrance ou rupture de nos liens essentiels, notamment ce triple lien vital qui nous fait respirer, ouvrir grands nos poumons et notre cœur, grandir en humanité : le lien à soi, le lien à l’autre, le lien à la nature. Avec ce triple lien viennent naturellement pour nous le sens et la joie de la vie. Ni plus ni moins. Car le sens de la vie, n’en déplaise aux relativistes et aux nihilistes, est d’être en accord avec soi, de vivre en fraternité avec autrui et en harmonie avec la nature. Telle est la formule de la grande santé humaine.