Le printemps à l’époque du Corona
Je réfléchis beaucoup aux systèmes et à la façon dont les changements à grande échelle se produisent dans la société. Un de mes cadres préférés est la « perspective à multiples niveaux » développée par Frank Geels. Une version simple ressemble à ceci :
Selon cette théorie, le changement se produit habituellement en dehors des structures dominantes, en commençant par une « innovation de créneau ». Il peut s’agir d’un changement technologique, comme les téléphones portables, ou d’un changement social comme se laver les mains pendant 20 secondes en chantant sa chanson préférée. Les changements expérimentaux qui commencent à petite échelle peuvent rester en marge et mourir, ou bien ils peuvent finir par transformer le système dominant en s’y intégrant, modifiant les politiques, les lois, les technologies, les infrastructures et les habitudes quotidiennes de millions de personnes. Parce que le « régime » en place est verrouillé par des intérêts puissants, des investissements irrécupérables (dans les compétences ou les infrastructures, par exemple), les économies d’échelle et les règles et institutions établies, les innovations de créneau ont généralement besoin d’espaces d’incubation pour se développer à l’abri du système dominant, avec des soutiens tels que des subventions temporaires et l’aide d’acteurs bien connectés.
Transcendant les changements décrits plus haut, des transformations à l’échelle du paysage, le genre de choses qui échappent au contrôle des acteurs de créneau et du régime, peuvent survenir. Il s’agit de changements progressifs, comme les changements dans les préférences culturelles et la démographie, ainsi que des chocs comme les crises pétrolières, les récessions… et le virus du COVID-19.
Il est à couper le souffle de voir à quelle vitesse les changements peuvent se produire au niveau du paysage . Si les impacts négatifs sur la vie humaine sont considérables, il existe également de grandes opportunités.
On ne devrait jamais laisser se perdre l’occasion d’une crise grave. En d’autres termes, crise se présente aussi comme une occasion de faire des choses que nous pensions impossibles auparavant .
Rahm Emanuel, ancien chef de cabinet de la Maison Blanche et maire de Chicago (traduction libre)
Non seulement nous en savons tous dix fois plus sur les virus qu’il y a quelques semaines, mais nous vivons un changement social à grande échelle, avec un milliard de personnes actuellement confinées. Comme le climat, les virus ne connaissent pas de frontières. Corona appelle la communauté mondiale des épidémiologistes, microbiologistes, médecins et autres scientifiques à comprendre comment ceux-ci incubent, se développent, se propagent, rebondissent – et à nous l’expliquer.
La façon dont les différents dirigeants politiques interviennent dans cette crise me fascine. Ceux qui font preuve de calme, de sens pratique, d’une profonde empathie et d’une volonté de partager la vérité, quelle que soit leur allégeance politique, sont impressionnants. Parmi les personnalités qui se sont distinguées, on peut citer Jacinda Ardern (Nouvelle-Zélande), Andrew Cuomo (New York) et Angela Merkel (Allemagne) Les scientifiques auxquels ces dirigeants politiques se remettent sont tout aussi impressionnants, et le simple fait qu’ils s’en remettent aux experts est une autre marque de véritable leadership. La question du fake news est devenue si controversée dans certains milieux politiques qu’il est facile de nier à quel point une bonne information est vitale – tout en reconnaissant que nous pouvons nous tromper. Corona représente une opportunité pour les gouvernements de rétablir la confiance des citoyens dans l’importance des institutions publiques. En observant les réactions très différentes des différents gouvernements, elle nous met simultanément face à face avec les problèmes liés aux gouvernements autocratiques et à la perte potentielle de démocratie et de contrôle des citoyens.
Paradoxalement, Corona fait ressortir le localisme aussi bien que le mondialisme. La face hideuse du localisme est l’accumulation de masques, de papier toilette et de kits de test, et la xénophobie qui mène certains à blâmer des « étrangers » pour la propagation du virus. Le beau visage du localisme est la reconnaissance renouvelée de la fragilité de nos systèmes de survie face au blocage des routes commerciales et à la fermeture des frontières. Alors que jusqu’à présent, les frontières ont été fermées aux personnes et non aux marchandises, nous nous rendons compte que nous ne disposons que de quelques jours de nourriture si les routes commerciales devaient être coupées et que si les usines produisant des composants électroniques essentiels devaient fermer, nous serions en difficulté. Que la cause soit un virus, une pénurie d’énergie ou une guerre, l’importance d’assurer un certain degré de production locale devient de plus en plus évidente. L’avenir est rural, selon le Post Carbon Institute (The Future is Rural: Food System Adaptations to the Great Simplification, qui plaide en faveur de la nécessité de se préparer à une relocalisation forcée des économies et à des communautés locales plus connectées.
La question des économies locales est particulièrement aiguë en ces temps de confinement avec des restaurants fermés et des spectacles annulés. Je n’arrête pas de penser à l’argent qui n’est pas dépensé et à ce qu’il en advient. Pour les salariés dont les revenus n’ont pas été réduits, les fonds resteront probablement sur des comptes d’épargne et seront finalement dépensés lorsque la circulation reprendra – espérons que ça soit sur moins de croisières et plus d’économies locales. Mais pour les entreprises, des compagnies aériennes aux restaurateurs, les effets seront profonds et ne seront probablement que partiellement atténués par les aides publiques. Sans m’immiscer dans les questions macroéconomiques mondiales, mon côté optimiste espère trois choses :
- Que cela permette de prendre conscience des limites de la croissance et du manque de résilience de notre système financier actuel axé sur cette croissance
- Que les particuliers et les gouvernements soutiennent les entreprises locales, les artistes et les autres acteurs de l’économie du spectacle suffisamment pour résister à la tempête
- Que nous changions nos habitudes pour nous éloigner des vols non essentiels, des croisières et de la consommation de luxe et nous rapprocher des économies locales et durables.
En parlant d’habitudes, la dernière façon dont nous ne devons pas laisser cette crise se perdre est l’occasion qu’elle nous offre de vivre notre quotidien différemment. D’une part, après 10 jours d’enfermement, je regrette déjà profondément les rencontres en personne, les cafés et les repas entre amis, le dynamisme et l’humanité des marchés, des écoles et des magasins – et les trois bises comme salutation , dans le sud de la France. D’autre part, il est impressionnant de voir la rapidité avec laquelle les gens apprennent à vivre et à apprendre en ligne, des conférences massives aux cours scolaires en passant par les échanges entre amis et familles. L’aplatissement de la courbe corona nous oblige à réduire notre consommation du non-essentiel et peut permettre de prendre de nouvelles habitudes. Chez nous, cela implique certainement trop de temps d’écran – mais nous avons aussi maintenant une « heure de lecture » et nous tissons des liens avec nos voisins à travers les clôtures.
L’importance de notre lien avec la nature n’est jamais aussi évidente que lorsque nous en sommes privés. Bien qu’il y ait des limites à la façon dont nous pouvons le faire en étant confinés, Lucy Jones, auteur de Losing Eden : Why Our Minds Need the Wild propose de merveilleuses idées dans cet article du Guardian. Promenez-vous donc dans le parc si vous le pouvez, sentez quelques herbes et régalez vos yeux de verdure, qu’il s’agisse d’un arbre ou d’une plante en pot, car il y a le printemps même au temps de Corona.