Ma ville en transition
Peu après notre arrivée à Sète, nous avons commencé à remarquer des annonces pour le Forum des associations. Une bonne occasion, je me suis dit, de connaître quelques activités locales. De la hauteur de mon expérience citoyenne d’une ville de 3 millions d’habitants, je m’attendais pour Sète (population: 44 000) à une vingtaine de kiosques et quelques activités. Mais non. On entendait le bourdonnement quelques rues avant d’arriver à la plaza des Salins. C’était rempli à perte de vue de centaines de kiosques, chacun décoré d’objets et affiches et animé par des bénévoles munis de dépliants et listes d’inscription. Des clubs de randonnée pédestre et de vélo, des centres de tennis et d’aviron, des projets de protection de la nature, des organismes d’accueil d’immigrants, des activités pour contrer l’isolement, des cours d’espagnol, italien, et anglais, de guitare, piano et chant, de tango et salsa, de tous les sports possibles, plusieurs chorales, cinq cours de yoga différents, un groupe de restauration du chantier naval, une bibliothèque d’emprunt d’œuvres d’arts, un club de bridge — et j’en passe. Des performances de danse et chant ainsi que des démonstrations de sport venaient compléter la scène. Quel foisonnement d’activité collective!
Sète a la réputation d’être traditionnelle et plutôt insulaire, renforcée par son slogan: ‘l’île singulière’. Fondée relativement récemment pour la France vers 1666 à l’époque de Louis XIV, Sète a connu depuis des vagues d’immigrants successifs de l’Italie, de l’Espagne, de l’Algérie et du Maroc. Depuis une dizaine d’années, des Français à la recherche de chaleur viennent aussi s’installer comme résidents, souvent à la retraite, en plus de la foule qui inonde ses plages et festivals durant l’été. Ce n’est peut-être pas un hasard si cela fait six ans que Sète en transition prend son envol.
C’est à travers le Forum des associations que j’ai connu Sète en transition, un groupe citoyen qui s’inscrit dans le mouvement des villes et territoires en transition. Il ‘vise à promouvoir des alternatives aux modes de vie, d’action, de pensée actuels sur le territoire de la ville de Sète afin d’accroître la résilience de la communauté en prévision des crises à venir’. Les fondateurs n’imaginaient pas que la prochaine crise serait un virus …
Fidèle à son désir d’être un incubateur de projets, Sète en transition a soutenu une dizaine d’initiatives pendant ces six ans. Certaines se sont développées , atteignant indépendance et stabilité; d’autres poursuivent leur action lentement et à petite échelle, et d’autres encore se sont éteintes. La Coop singulière est une épicerie associative et participative (nous avons adhéré) avec pignon sur rue. La roue libre de Thau est une association dynamique de promotion du vélo, jumelant des balades, ateliers de réparation de vélos et production de cartes avec des activités de revendication pour de meilleurs soutiens pour le vélo en ville. Le groupe Zéro déchets vient de démarrer un composteur communautaire, un Système d’échange local permet d’échanger biens et services et depuis quelques mois, Sète dispose de sa propre monnaie locale, partagé avec celle de Montpellier, qui s’appelle la Graine.
Sète en transition a démarré avec un petit groupe de citoyen.ne.s pleins d’idées, qui se rencontraient régulièrement pour les développer. Petit à petit, des projets concrets sont devenus indépendants et l’énergie principale s’est transférée vers eux. Stéphane Thiers faisait partie de ce groupe d’initiateurs depuis son arrivée à Sète il y a six ans. Il participe à certains projets et surtout, il coordonne la communication en rédigeant un bulletin d’information chaque semaine, une compilation concise et stimulante des nouvelles et activités des différents groupes, accompagnée de quelques réflexions personnelles. «J’ai toujours voulu éviter de me mettre à l’avant», dit Stéphane. « Mais je ne peux pas signer pour un collectif — je m’exprime en tant qu’individu. Je passe la parole à d’autres quand je peux, j’essaie de mettre en valeur leur travail».
« Sète en transition est devenu comme un donut», constate Stéphane, «toute l’action se passe dans les parties extérieures et rien au centre». L’image qui me vient est plutôt celui d’un ensemble de roues, chacune avec sa propre énergie, fonctionnant à vitesses variables et de tailles différentes. Stéphane et les quelques autres qui participent aux activités d’accueil, de communication et de sensibilisation générale représentent la matière qui huile les interactions, qui fluidifie la communication entre les roues, qui les amène à s’entraider et qui soutient la création de nouvelles petites roues.
L’approche des villes en transition part à la base d’une idée que les citoyens prennent l’avenir en main avec des solutions concrètes et une approche inclusive. Les projets commencent petit, gagnent en visibilité et apprennent de leurs erreurs et succès. A Sète en transition, il n’y a jamais eu de stratégie globale — ça a toujours été spontané. « Je suis là pour secouer et stimuler, je n’agis pas en leur nom et si ça avance, c’est en fonction de la réaction des autres. » dit Stéphane. « Une des plus grandes difficultés avec tous ces projets, c’est que ce ne sont pas les mêmes personnes au début qu’à la fin. Les gens déménagent, deviennent parents, tombent malades, changent d’emploi — et ce n’est pas évident de garder le fil conducteur».
Devant l’objectif d’une transition de société à grande échelle, les projets locaux résolument alternatifs m’ont toujours attirée avec leur vision positive et leur action concrète; ainsi je suis devenue membre de la Coop singulière et de la Roue libre. Je me suis aussi jointe à une initiative à portée plus large et politique (mais non-partisane): le Pacte pour la Transition. A ne pas confondre avec l’initiative québécoise du même nom, Le Pacte a été créé dans le cadre des élections municipales françaises de 2020 par 60 organisations, une large consultation citoyenne et un comité d’experts. C’est un programme qui comprend 3 principes et 32 mesures d’écologie et de justice sociale applicables à l’échelle locale et couvrant toutes les facettes de la vie d’une commune, des transports aux cantines scolaires en passant par le logement. Chacune des mesures a été rédigée par des groupes avec expertise dans le domaine et est accompagnée d’une fiche explicative avec références et exemples de communes qui ont déjà entrepris une politique semblable.
Dans des centaines de communes à travers la France, des groupes citoyens se sont formés pour s’approprier le Pacte et mettre au défi les listes électorales des élections dans leur commune. Selon Agnes Gerbé, membre du groupe local à Sète, « Le Pacte est un super outil qui permet au simple citoyen de réfléchir chacun à son niveau sur la situation de sa ville, de s’y intéresser d’une façon plus large, de se poser des questions et de partager tout ça avec d’autres — bref, de se politiser, dans le sens noble du terme! »
A Sète, six listes électorales se présentaient, plus une septième qui s’est ajoutée trop tard pour faire partie de notre démarche. Notre groupe local a envoyé le Pacte à toutes ces listes et rencontré chacune des têtes de listes et leurs équipes pour en discuter. Le résultat : toutes les listes contactées ont signé le Pacte, avec une variation importante dans le nombre de mesures signées (du minimum de 10 mesures jusqu’au total de 32 mesures) et le niveau d’engagement (chaque mesure compte trois variations, de minimal à fort).
J’ai eu l’occasion de participer à trois rencontres avec des listes qu’on pourrait grossièrement catégoriser comme à gauche, centre, et droite. Mais une chose est devenue évidente : ici, l’environnement n’est pas un enjeu appartenant uniquement à la gauche. Tous les partis, incluant l’Union des droites et des citoyens’ soutenu par le Rassemblement national, se sont engagés à de nombreuses mesures écologiques, par exemple de soutenir une mobilité active et le transport en commun, ou augmenter l’offre d’aliments bio, locaux et équitables dans la restauration collective.
La ligne de démarcation est plus claire dans les mesures sociales. Par exemple, la mesure visant à assurer un accès à l’espace public non-discriminant y compris pour les personnes les plus vulnérables était refusée par le parti de droite et soutenue au plus fort niveau par la coalition de gauche ainsi que le parti socialiste. Le diable est pourtant dans les détails : l’idée de la participation citoyenne semble être acceptée par tous, mais l’expérience des derniers mandats à Sète démontre qu’on peut dire une chose (on est ouvert à l’engagement citoyen) et en faire une autre (être très opaque dans la prise de décisions). Dans le domaine de l’engagement citoyen, le processus très ouvert et participatif de l’union de la gauche Alternative sétoise (regroupant entre autres des candidats soutenus par Europe écologie les verts, la France insoumise, le parti communiste) se démarquait des autres, avec de multiples opportunités pour les citoyen·ne·s de participer à des comités pour développer sa plateforme et même à la sélection des candidats.
Encore faut-il que les engagements soient tenus. Pour avancer avec les mesures, il n’est pas seulement important de voir quelle équipe est élue, mais aussi, peu importe le gagnant, que les groupes locaux (ONGs, entreprises, chercheurs) et les citoyen·ne·s suivent le processus de près — ça ne va pas se faire tout seul. Les élections municipales étant suspendues entre deux tours, nous ne savons toujours pas quelle équipe dirigera Sète pour les cinq prochaines années. « Le travail des citoyens et les groupes locaux qui soutiennent le Pacte n’en sera qu’à ses débuts au lendemain des résultats des élections », dit Agnes.
Que ce soit pour démarrer des projets concrets de pistes cyclables et de monnaie locale ou pour influencer les politiques de la ville en lien avec une initiative nationale, le fil conducteur est le pouvoir d’un petit groupe de citoyens. Comme l’a déclaré l’anthropologue américaine Margaret Mead : Ne doutez jamais qu’un petit groupe de citoyen·ne·s réfléchi·e·s et déterminé·e·s peut changer le monde ; c’est la seule chose qui l’ait jamais fait.
Never doubt that a small group of thoughtful, committed citizens can change the world; indeed, it’s the only thing that ever has.
Margaret Mead
La crise du Corona souligne plus que jamais l’importance de s’attaquer aux inégalités sociales et de renforcer nos liens, de développer les parcours d’échanges locaux et d’assurer une consommation qui respecte véritablement l’environnement dont on dépend — et il n’y a que nous qui pouvons le faire.