Le pouvoir secret des sols

Le pouvoir secret des sols

décembre 23, 2020 Non Par elizabethdhunter

Ce sont les derniers jours avant que l’hiver ne s’installe enfin vraiment, et avec un peu de chance, que la neige recouvre le sol. Mon jardin est un désordre brun et boueux. En le regardant, j’ai le même sentiment d’inquiétude que lorsque je roule en voiture devant des champs dénudés de cultures. Je peux sentir le sol s’éroder, je peux presque voir la poussière s’envoler à la surface, j’imagine la fertilité s’écouler invisiblement, et j’ai mal dans le  ventre.

J’ai de nombreuses excellentes excuses pour expliquer pourquoi mon jardin n’est pas mieux couvert, les meilleures d’entre elles impliquant de grandes intentions qui ne sont pas encore mises en pratique. L’année dernière, j’ai passé plusieurs après-midi de bonheur dans le jardin en terrasses de ma nouvelle amie Sylvie à Sète (France), me réjouissant du processus expérimental constant qu’est la permaculture, et faisant le vœu de l’appliquer chez moi à Montréal. L’une des étapes consistait à planter un mini couvert végétal de trèfles, mais pour une raison ou une autre, mes trèfles n’ont poussé  que de manière anémique.

Sylvie dans son jardin à Sète, France: le paradis de la permaculture

Dans les grandes fermes qui fournissent la plupart de nos aliments, il y a aussi de bonnes excuses pourquoi les sols sont stériles, en premier lieu, un système qui récompense la productivité et l’efficacité plutôt que la santé des sols et l’environnement. Mais à mesure que nous prenons conscience de la nécessité de marcher d’un pas léger  sur notre terre et du rôle que le carbone du sol peut jouer dans l’atténuation du changement climatique, les excuses commencent à s’estomper ou plutôt, la nécessité d’un changement de système s’accentue. Il est devenu évident que pour éviter les pires effets du changement climatique, il faudra non seulement réduire fortement les émissions des voitures, des avions et des bâtiments, mais aussi absorber des quantités massives de dioxyde de carbone de l’atmosphère.

Les options pour l’élimination du carbone comprennent des solutions techniques (capture directe de l’air, minéralisation du carbone) et naturelles (plantation d’arbres, pratiques de gestion agricole). Les sols agricoles ont souvent été les derniers à être pris en compte dans les négociations nationales et mondiales sur le carbone, bien que cela change lentement dans les récentes politiques climatiques ou alimentaires de l’UE, des États-Unis et du Canada. L’agriculture est compliquée : les questions de sécurité alimentaire peuvent l’emporter sur les objectifs de séquestration du carbone; les habitudes ancrées et les investissements irrécupérables rendent le changement difficile. 

Les chercheurs débattent intensément de la mesure dans laquelle diverses pratiques agricoles (rotation des cultures, cultures de couverture, rotation des pâturages, agroforesterie) peuvent attirer et retenir le carbone dans le sol. Si nous savons que de nombreux sols agricoles à travers la planète peuvent techniquement stocker beaucoup, beaucoup plus de carbone qu’ils ne le font actuellement, il n’est pas certain que les pratiques agricoles régénératives qui assurent la séquestration puissent surmonter les obstacles socio-économiques et politiques liés à la mise à l’échelle. 1 . Cependant, il est généralement admis que les pratiques agricoles régénératives présentent de nombreux autres avantages, notamment une réduction de l’érosion des sols, une meilleure rétention de l’eau et une meilleure résistance aux conditions climatiques extrêmes.

De meilleurs systèmes agricoles

Mon congé sabbatique de l’année dernière a été une occasion unique d’explorer le carbone, les sols et l’agriculture avec mon cher ami Hal Hamilton, du Sustainable Food Lab. Nous avons commencé avec l’idée d’un accélérateur de séquestration du carbone dans les sols, qui s’est transformé en un ‘laboratoire’ 2 des meilleurs systèmes agricoles, car il est apparu clairement que les questions environnementales étaient bien plus vastes que le carbone, que mesurer le carbone dans les sols de manière fiable reste une question difficile, coûteuse et délicate, et que les aspects sociaux et humains de l’agriculture sont essentiels. Nous avons parlé avec plus de 50 personnes à travers le monde mais principalement en Amérique du Nord et en Europe. Nous les avons écouté nous raconter leurs projets, leurs succès, leurs échecs et les leçons qu’ils en ont tirées.

À la suite de tous ces entretiens de nombreuses lectures et de nombreuses discussions3 , notre conclusion a été que, malgré des centaines d’initiatives et des milliers d’agriculteurs pionniers en matière de régénération et d’agroécologie, les progrès à l’échelle sont lents – trop lents dans le contexte de l’urgence climatique, de l’érosion des sols et de la pollution de l’eau, et du stress économique que vivent beaucoup trop d’agriculteurs.

De nombreux projets pilotes n’atteignent que les premiers adeptes, de sorte que les approches alternatives pionnières restent marginales dans leur capacité à avoir un impact sur des millions d’hectares. Le « régime » dominant résiste au changement en raison d’intérêts particuliers et d’une culture conservatrice. Les agriculteurs continuent à faire ce qu’ils savent faire, d’une manière qui a permis de réaliser des gains de productivité réguliers au cours des dernières décennies. Les programmes de développement durable des entreprises se concentrent principalement sur les produits propres à chaque entreprise, et non sur les systèmes agricoles ou les paysages. Les gouvernements ont tendance à être peuplés de bureaucraties fragmentées et de mentalités conservatrices. Mais, comme le chante Leonard Cohen, 

Ring the bells that still can ring

Forget your perfect offering

There is a crack, a crack in everything

That’s how the light gets in.

Sonnez les cloches qui peuvent encore sonner
Oubliez votre offre parfaite
Il y a une fissure, une fissure dans tout
C’est comme ça que la lumière entre

En plus des bouleversements et des pertes, Covid-19 a fait évoluer des parties de systèmes qui semblaient auparavant bloquées. Le rôle que les gouvernements peuvent jouer (ou éviter de jouer, selon le cas) pour aider les citoyens à s’adapter au changement est devenu plus clair, que ce soit par des subventions au revenu ou par une aide alimentaire d’urgence. La capacité du système alimentaire à fonctionner en cas de perturbation et, simultanément, l’importance des systèmes alimentaires locaux en cas de fermeture des frontières nationales, ont également été démontrées. 

En tant que geeks des systèmes4, nous avons cherché des moyens de comprendre les circonstances dans lesquelles la politique, les marchés et la culture évoluent.  Des modèles tels que la perspective à plusieurs niveaux de Geels (‘multi-level perspective’), qui sont utilisés pour encadrer un large éventail d’initiatives de changement des systèmes dans le monde, suggèrent qu’une combinaison de stratégies est nécessaire, allant de celles qui sont progressifs aux radicales, et d’un travail sur le terrain jusqu’à l’amélioration des conditions qui favorisent ces pratiques (ex. politiques ou incitatifs de marché). Des stratégies souvent considérées comme concurrentes (comme l’agriculture biologique et l’agriculture de conservation) peuvent, dans les meilleurs cas, s’améliorer mutuellement. Des approches plus globales et plus radicales permettant d’informer ceux qui œuvrent pour un changement progressif mais à grande échelle.

Diagramme de Frank Eyhorn de Biovision, l’une des personnes
que nous avons interrogées.

Les questions que nous avons posées, et que nous continuons à poser, sont les suivantes:

● Comment les stratégies de chaque organisation, entreprise ou gouvernement dans un laboratoire multipartite pourraient-elles être plus efficaces, voire transformatrices, et comment le contact entre les uns et les autres peut-il catalyser cette évolution ?

● Dans quelles circonstances les innovations restent-elles marginales et dans quelles circonstances celles-ci se développent-elles ?

● Bien que la culture agricole dominante soit intrinsèquement conservatrice, quelles sont les conditions d’une percée rapide dans l’opinion des agriculteurs ?

● Alors que les changements d’objectifs de la chaîne d’approvisionnement des entreprises se heurtent aux pressions de la concurrence, quels accords pré-concurrentiels ou quelles collaborations avec le gouvernement peuvent-ils permettre de progresser davantage ?

● Comment les politiques publiques peuvent-elles aider les agriculteurs à gagner leur vie de manière décente tout en protégeant l’environnement et en séquestrant le carbone ?

● Alors que la crise climatique s’intensifie et que les discours sur le progrès évoluent, comment pouvons-nous tirer le meilleur parti de ce paysage changeant ?

Cultures de couverture dans un vignoble, Vallée de la Drôme, France

Les systèmes agricoles sont différents partout où ils se développent dans le monde, et nous avons cherché à savoir comment les différentes stratégies de changement pouvaient s’informer mutuellement. Nous avons entendu parler de:

● un gouvernement régional en Inde qui soutient la transition de millions de petits exploitants vers l’agriculture biologique5

● une entreprise mondiale qui s’efforce de soutenir des agriculteurs qui adoptent rapidement l’agriculture régénérative, tout en améliorant les mesures et en renforçant la capacité de réflexion sur les systèmes 6

● une région de France qui a atteint 30 % de production biologique à travers plusieurs décennies de travail avec les agriculteurs, les entreprises et les collectivités locales7

● des agronomes d’Australie et du Royaume-Uni qui soutiennent les agriculteurs dans l’adoption de nouvelles pratiques agricoles tout en maintenant ou en augmentant leurs bénéfices 8

● de nombreux chercheurs et des entrepreneurs qui s’efforcent de mesurer la séquestration du carbone dans les sols de manière efficace et efficiente.

Le laboratoire de la mise à échelle

Alors, où toutes ces conversations et  réflexions nous ont-elles menés ? 

Pour Hal, nos recherches ont contribué à la création d’un « Scale Lab » dans la ceinture de soja et de maïs du Midwest américain. Ce laboratoire, dont la création a été facilitée par le Sustainable Food Lab, est axé sur l’amélioration des stratégies de plusieurs organisations et entreprises alimentaires et agricoles9.  

Les premières étapes comprennent un examen des programmes actuels de santé des sols et d’agriculture régénératrice dans la région, en analysant les théories du changement ainsi que les coûts et les impacts. De nombreux progrès sont déjà en cours. Des millions de tonnes de carbone sont déjà séquestrées grâce aux cultures de couverture et au labour  réduit du sol sur des dizaines de milliers d’hectares. Mais tous ces projets n’atteignent pour l’instant que les premiers adeptes, et non pas encore la majorité  des agriculteurs.. Les prochaines étapes consistent donc à s’efforcer de surmonter les obstacles et d’accroître les facteurs facilitant la mise à échelle, y compris non seulement les incitations mesurées en dollars, mais aussi les changements d’habitudes et de croyances qui maintiennent les façons de faire actuelles.

En ce qui me concerne, j’ai acquis une bien meilleure compréhension des systèmes agricoles et des sols et j’ai envie de voir où les changements se produisent au Canada, maintenant que je suis de retour. Je sais que le travail de diffusion des pratiques et des approches régénératives se fait à différentes échelles agricoles ici.10, et que des fenêtres politiques s’ouvrent avec différents niveaux de gouvernement. Le temps presse, mais je suis convaincue que nous pouvons trouver des fissures dans le système qui font entrer la lumière.

Footnotes

  1. Pour un exemple de débat récent, voir le blog du World Ressources Institute sur l’agriculture régénérative : Regenerative Agriculture: Good for Soil Health, but Limited Potential to Mitigate Climate Change et la réfutation de Paustian et al, Climate Mitigation Potential of Regenerative Agriculture is Significant!
  2. Un laboratoire, dans le contexte social, est un processus qui rassemble diverses parties prenantes pour comprendre et traiter un problème complexe en utilisant la recherche, la discussion, l’apprentissage expérientiel, l’expérimentation, etc.
  3. Un des endroits les plus actifs où l’on discute des sols et de l’agriculture est un listserv géré par Breakthrough Strategies, pour les agriculteurs, les décideurs politiques, les investisseurs, les philanthropes, les scientifiques, les innovateurs et les défenseurs des sols sains qui s’intéressent aux sols sains et à la séquestration du carbone dans le sol. Abonnez-vous ici : bit.ly/SCSlistserv
  4. Hal et moi faisons tous deux partie de l’Academy for Systems Change
  5. Zero Budget Natural Farming, Andhra Pradesh
  6. Parmi d’autre, General Mills
  7. Biovallée
  8. Par exemple, Soil Capital, qui utilise le Cool Farm Tool
  9. Le Scale Lab est composé d’entreprises leaders en matière de durabilité dans la région, dont Unilever, Pepsi, Oatley, General Mills et Cargill, et de plusieurs plateformes de collaboration, dont Sustainable Food Lab (SFL), Midwest Row Crop Collaborative, Field to Market Alliance, Regenerative Agriculture Working Group (SAI Platform) , et le US Farmers and Ranchers Alliance
  10.  Il s’agit notamment des Fermiers pour la transition climatique, de Regénération Canada et de plusieurs entreprises alimentaires qui s’efforcent de soutenir des pratiques agricoles plus durables